CHA
: Parlez-nous des cultures…
Gabrielle Taillefer : On faisait
des légumes, un peu de grain, du fourrage pour le cheval. C'était une
toute petite ferme ici. Tous les jours des poireaux ! On faisait aussi
des pois. A Chanteloup, il y avait encore quelques vignes. Le père Villeneuve
en avait dans son jardin, il faisait même du tabac. Il n'en a jamais
manqué. Il y a encore les clous ici d'ailleurs.
CHA : Et le pont suspendu de fin d'Oise ?
GT : Je vais vous raconter. On faisait des pommes de terre, on les menait
à la féculerie à Conflans. On mettait 30 sacs de patates (1500 kg),
c'est ce qu'un cheval pouvait tirer dans le tombereau. Papa conduisait
le cheval, j'étais derrière à la mécanique (le frein). J'avais une trouille...
Le pont baissait bien d'un mètre cinquante, oh là là ! Je restais de
l'autre côté du pont. Quand il était passé, je cavalais pour le rattraper.
Ça descendait de l'autre côté. "Serre la mécanique bon sang !" me disait-il.
Je me rappelle toujours ce maudit pont, tout le monde avait peur.
Quand on était en exode, ils avaient fait un bac juste en dessous. On
est revenu une fois d'Aigremont avec nos pommes sur ce tout petit bac.
Tout le monde poussait derrière la carriole pour la remonter sur la
berge.
CHA : Jusqu'à quand a-t-on lavé le linge dans
la Seine ?
GT : Longtemps. Moi j'ai lavé là quand j'étais gosse avec maman. On
descendait tout le linge au bord de l'eau avec des brouettes et on le
tapait dans la rivière, on le brassait et ainsi de suite, c'était le
lavoir. Maman a été laver jusqu'à ce qu'elle ait de l'eau dans sa maison.
Mes parents ont fait mettre l'eau en 1920, à peu près.
CHA : Et le bateau-lavoir ?
GT : Ça, c'était autre chose. Maman y a travaillé comme blanchisseuse.
Il était amarré près de l'ancienne poste. C'est une péniche creuse avec
des planches, des lavoirs tout autour. Et ils chauffaient. C'étaient
des blanchisseurs. Martin, le bedeau, demeurait exactement à côté de
chez ma grand mère. C'est sa belle mère qui entreprenait le lavage.
Ils lavaient le linge de la "belle Otero". Maman me disait :
"Tu te rends compte, elle avait des draps en soie !". Elle demeurait
dans la grande maison où habitera Mme Lefort plus tard ; on y fera les
kermesses paroissiales. C'était chez Johnson. Elle donnait son linge
au bateau, maman y travaillait avec d'autres.
CHA : Et les "cavalcades" de 1929
?
GT : Je n'y ai pas participé, j'ai quitté l'école en 1925. On se baladait
dans le pays à la Fête-Dieu avec des roses, des reposoirs. Il y avait
une chapelle en bas de la côte de Denouval. On passait dans le parc
Briançon avec le curé, on faisait la procession.
CHA : Et la commune libre de Denouval ?
GT : Alors ça, c'est encore autre chose, je vais vous raconter. C'est
"Bouboule" qui avait fait ça, il s'appelait Georges Legrand. Les autres
l'avaient nommé "maire de Denouval" parce que c'était un rigolo, un
bon vivant ! On allait boire le coup chez lui, manger des gâteaux, faire
la fête...
CHA : Et le 14 juillet ?
GT : Il y avait un bal, le défilé des pompiers, de la musique dans tout
le pays avec des lampions. Chez nous, les gosses décoraient le balcon
avec des viornes et des lampions.
CHA : Et à la Civette ? (aujourd'hui Caisse d'Epargne
Ecureuil)
GT : Dans la salle de la Civette, il y avait un drôle de parquet.
Il y avait des fêtes, la Sainte Cécile, la Sainte Barbe qui existent
toujours.
CHA : D'autres animations ?
GT : Il y avait un bal, des manèges : chevaux de bois et balançoires.
La mairie organisait des jeux le lundi, on n'oubliait pas d'y aller
car on gagnait des sous ! Monsieur Gourlin, le maire de l'époque, donnait
de l'argent à tous les enfants, de sa poche ! Il y avait des jeux :
courses en sacs, manger de ficelle, concours de grimaces…
Et le "mai", le 1er mai ! Ils mettaient "le mai" chez les conseillers
municipaux. On leur accrochait "le mai" au mur, des branchages en
croisillon. C'était l'occasion pour que le conseiller régale toute la
galerie : gâteaux, coups à boire, une petite pièce pour les conscrits.
Le maire avait droit à un arbre assez haut, avec une guirlande ou une
couronne. Tous les ans, les gars de la classe faisaient ça, ils ne sortaient
pas tous bien frais, il y avait quinze ou seize conseillers environ...
Pas un ne faisait défaut. La table était garnie pour les messieurs-dames,
tous les voisins du quartier. C'est les conscrits qui faisaient ça,
ils "posaient le mai".
CHA : Et dans les écoles ?
GT : Quelquefois des amuseurs arrivaient dans les communes. Les gosses
du pays y allaient pour les démonstrations d'animaux savants, des choses
comme ça... Il y avait l'arbre de Noël à l'école, on avait tous des
cadeaux, des beaux jouets, un petit goûter. On faisait ça dans le préau,
là où on faisait la musique, au-dessus.
CHA : Que voyait-on comme films ?
GT : Quand on allait à Poissy avec mes parents, à pied, on n'avait pas
de sous pour prendre l'autobus. On en avait pour le ticket de cinéma.
On allait à pied. Il y avait des grands films, "Titi le premier roi
des gosses" , je me souviens de ce film-là. J'ai vu surtout des films
muets.
CHA : … des "Charlot" ?
GT : Evidemment, ça va de soi.
CHA : Il y avait de la musique ?
GT : Oui. Un pianiste jouait. On voyait beaucoup de films à épisodes.
Ça incitait les gens à revenir. Le cinéma était toujours bondé l'hiver,
mais pas l'été car on n'avait pas le temps.
CHA : Et les bals…
GT : Les musiciens étaient toujours trois ou quatre : accordéon, violon,
saxo et clarinette, peut-être. Mais quand il y avait le bal de la fête
au pays, sous la tente, avec parquet, on dansait mais on n'entendait
plus rien, tellement ça faisait de bruit. On était je ne sais pas combien,
là-dedans, c'est tassé. Mais on s'amusait bien quand même !
CHA : Et vous reveniez tard ?
GT : Vers 3 ou 4 h du matin. Peu après, on se levait pour partir aux
champs. On allait cueillir des pois, c'était la saison d'été. Et maman
qui n'était pas jeune, parce qu'elle m'avait eue tard, venait avec nous
à pied parce que les mamans accompagnaient leurs enfants.
CHA : Pour vous surveiller...
GT : Oh, vous savez, celles qui avaient envie de "mal faire", n'en avait
pas pour longtemps à descendre faire un petit tour sur le boulevard...
CHA : Et le retour ?
GT : Ce n'était pas éclairé. On s'en allait par les murs qui étaient
cassés, tout du long, parce que c'étaient des champs d'un bout à l'autre.
C'étaient pas les mêmes fréquentations, on n'oserait plus à présent
aller dans ces endroits-là la nuit... Dans le temps, on était chez soi
partout, on n'était pas méfiants, les portes étaient ouvertes...
CHA : Et le père "la colonne" ?
GT : Cet homme là a sauvé mon papa. Ils étaient copains. Ils étaient
allés à Carrières et avaient bu un petit coup, ça arrivait à tout le
monde. Ils portaient en ce temps-là des blouses fermées et revenaient
de la fête par le bord de l'eau. Papa a glissé, il est tombé à l'eau,
et là, c'est profond. Heureusement que le père François, "la colonne",
savait nager car il l'a sauvé. Heureusement, me disait-il souvent, sans
ça tu n'aurais pas eu de père !
Dans ce temps-là, tout le monde était paysan à Andrésy, tout le monde
se connaissait…
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